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«Il se pourrait bien que la problématique de la science politique soit désormais dépassée.»
C'est parce qu'il se préoccupe de la paix entre les hommes que René Girard s'intéresse à la pensée de la guerre. Anthropologue du religieux et professeur émérite à l'Université Stanford, en Californie, ce penseur d'une envergure exceptionnelle s'est penché sur le traité De la guerre dut grand stratège Carl von Clausewitz pour en renouveler totalement l'interprétation. Sous la forme d'entretiens menés par Benoît Chantre, Achever Clausewitz (1) analyse l'œuvre du général prussien le mouvement de l'humanité vers la guerre totale annoncé par les campagnes napoléoniennes. Dans cette «montée aux extrêmes» de la violence qui fait éclater tous les codes anciens de la guerre, ce ne sont plus seulement des armées qui s'affrontent mais des sociétés tout entières. René Girard vérifie chez Clausewitz la pertinence de ses propres théories sur le désir et la rivalité mimétique qu'il développe avec une cohérence singulière depuis son essai de 1961 où tout était en germe, Mensonge romantique et vérité romanesque. Ce nouveau livre est d'une rare densité. Il confronte Clausewitz à Hegel, à Blaise Pascal, au théoricien de l'état d'exception Carl Schmitt, ou encore aux textes des Evangiles. Il développe à partir de Germaine de Staël des vues fécondes sur la relation franco- allemande et sur l'Europe. Il interprète les attentats suicide comme une inversion des sacrifices primitifs. Il présente la «montée aux extrêmes» comme une loi irrésistible de l'histoire. Et René Girard nous place ainsi face à une apocalypse qui a déjà débuté. (1) Achever Clausewitz. De René Girard. Entretiens avec Benoît Chantre. Carnets Nord, 364 p. De Clausewitz, on connaît la fameuse formule selon laquelle la guerre serait «La poursuite de la politique par d'autres moyens». Comment en êtes-vous venu à le présenter, à l'inverse, comme l'annonciateur de guerres que la politique ne maîtrise plus ? Clausewitz considérait son livre comme inachevé, à l'exception du premier chapitre du Livre I dans lequel il définit «la nature de la guerre». Dans ces premières pages, il la présente comme un «duel» où les parties en présence peuvent être entraînées dans une montée aux extrêmes. Clausewitz écrit: «La guerre est un acte de violence et il n'y a pas de limite à la manifestation de cette violence.» Dans la suite de son texte, il corrige cependant cette définition. Elle ne serait, selon lui, qu'une «fantaisie logique», un pur concept éloigné de la réalité. Il abandonne alors cette intuition du duel et de la montée aux extrêmes de la violence pour penser la guerre comme «poursuite de la politique par d'autres moyens», laissant accroire ainsi que la politique peut faire taire les armes.
Et l'on s'aperçoit aujourd'hui que cette première intuition était juste ? A l'ère de la mondialisation, la violence a en effet toujours une longueur d'avance. Et la politique court derrière elle sans plus pouvoir la contrôler. Les attentats contre le World Trade trade Center ont marqué le passage de l'époque précédente, celle des guerres internationales, à l'ère du terrorisme caractérisée par les métastases d'une violence imprévisible qui se propage à tous les niveaux. D'une certaine manière, il n'y a alors même plus de guerre. Dans mon enfance, on trouvait encore scandaleux que les civils soient menacés par la guerre. Aujourd'hui, on s'habitue à ce qu'eux seuls le soient. Pourquoi Clausewitz a-t-il abandonné cette idée prophétique ? Il ne prévoyait pas du tout la mise en marche de cette montée aux extrêmes. Paradoxalement, il redoutait surtout une décomposition de la guerre. Après les guerres napoléoniennes, il craignait le retour de la «guerre en dentelles» du XVIIIe siècle, qui faisait malgré tout pas mal de morts. C'est cela qui rend Clausewitz un peu comique, même s'il était un grand écrivain possédé par son sujet. Aujourd'hui, on serait capable de le rassurer, hélas, que trop... Votre interprétation s'oppose à celle qu'avait développée Raymond Aron dans son fameux «Penser la guerre, Clausewitz» Oui. Raymond Aron avait écrit ce livre énorme pour se persuader lui-même et pour persuader son public que la dissuasion fonction- nerait toujours. Un peu comme tout le monde à cette époque, il pensait que la bipolarisation était installée pour durer de façon permanente. On était alors loin d'imaginer l'éclatement de la violence qui se manifeste dans le terrorisme actuel. D'un autre côté, Raymond Aron voulait aussi protéger la science politique pour qu'elle ait toujours voix au chapitre. Ce que je dis, en revanche, c'est qu'il se pourrait bien que la problématique de la science politique soit désormais dépassée. Ce livre sur Clausewitz est en même temps un livre sur l'apocalypse qui nous menace. D'où vient sa tonalité très sombre ? De plusieurs choses: des événements auxquels nous assistons, des rapports internationaux qui se dégradent, de la disparition de toute utopie d'avenir, mais aussi de mes lectures. J'ai lu récemment L'avenir de la vie du biologiste Edward Wilson. Je m'intéresse à des gens comme lui qui sont soucieux d'informer et d'inquiéter le public sur des phénomènes mal documentés comme la disparition des espèces. Car nous découvrons tous les jours des espèces dans l'infiniment petit, et nous les découvrons au moment où elles sont en train clé disparaître. Les scientifiques sont inquiets. Et ils le sont d'autant plus que nous sommes là dans un domaine où il existe des mesures locales, mais où aucune mesure d'ensemble n'est possible. Certains politiciens accusent les écologistes d'exagérer. A la limite, peut-être ont-ils raison. Mais les chances qu'ils aient raison sont beaucoup plus faibles que les risques qu'ils aient tort. A propos de George W. Bush., vous dites qu'il est incapable de «penser de manière apocalyptique». Comment doit-on le comprendre ? Cela veut dire qu'il est incapable d'avoir peur. Il a dit récemment, en présentant cela comme une concession généreuse de son esprit libéral, que les Etats-Unis prendraient des mesures écologiques, mais dans la mesure seulement où elles ne menaceraient pas leurs intérêts éconorniques. Mais il se joue en ce moment une chose bien plus décisive que les intérêts économiques de l'Amérique. la fonte des glaces au pôle Nord se révèle beaucoup plus rapide que les écologistes eux-mêmes l'avaient prévue. Votre, remarque vaut é galement pour le bellicisme de George W. Bush ? S'il était capable de penser de manière apocalyptique, il se serait abstenu d'intervenir dans n'importe quel pays du tiers monde après la guerre du Vietnam. Au début de l'intervention en Irak, je faisais sans cesse le lapsus qui consistait à dire Vietnam au lieu d'Irak. Et l'on se moquait de moi. Aujourd'hui, je constate que tout le monde fait ce même lapsus. D'une certaine manière, il est malheureux que l'Afghanistan n'ait pas résisté plus spectaculairement à l'intervention américaine. Cela aurait peut-être permis d'éviter la guerre en Irak. «La religion est une maniere de maintenir la paix dans la société humaine.» Vous déplorez donc que le sentimentapocalyptique se soit émoussé ? Oui, mais je crois qu'il est en train de revenir au grand galop. Dans les Évangiles, les récits apocalyptiques ont été graduellement oubliés ou occultés. Mais il suffit d'y revenir pour saisir leur pertinerice. Ce qui me frappe, c'est que la science moderne a séparé strictement la nature de la culture jusqu'à la fin du XIXe siècle. Du coup, on a trouvé un côté farce à ces textes apocalypti-ques qui mélangent la guerre humaine, les tempêtes et autres catastrophes. Or aujourd'hui, si vous avez un nouvel ouragan en Louisiane, tout le monde va se disputer pour savoir dans quelle mesure cela relève de la responsabilité des hommes. On ne se rend pas compte de l'extraordinaire révolution que cela représente. Dire que la pensée apocalyptique est de retour, c'est dire des choses comme celles-ci. Ce n'est pas être obsédé par des inquiétudes mythiques. Ce qui vous amène à plaider enfaveur d'un rationalisme quine serait pas ennemi de la religion. Dans les pays anglo-saxons, l'athéisme scientifique vient de produire cinq ou six livres très proches les uns des autres, à la fois très naïfs et très insultants pour le religieux. C'est le signe d'un malaise. On sent que le milieu scientifique lui-même éprouve son impuis- sance à fournir aux hommes un message qui leur permettrait de dominer la situation actuelle. D'où cette perte de pédales chez les plus intelligents, qui leur fait sortir des livres complètement idiots. Parce qu'ils reposent tous sur l'idée selon laquelle la religion serait une tentative d'explication de l'univers. Comment faudrait-il alors définir la religion ? Je voudrais faire passer l'idée fondamentale qu'elle est une manière de maintenir la paix dans la société humaine. Non pas parce que les hommes seraient violents au sens où on le dit d'habitude. Mais parce que les rapports humains sont nécessairement concur- rentiels. Et, plus les hommes sont proches les uns des autres, plus ces rapports de rivalité sécrètent de la violence. Il y a donc toujours quelque chose d'un peu paradoxal dans le fait que la société humaine tienne le coup. Et, tout au long de l'histoire, elle a tenu le coup grâce aux moyens sacrificiels. La guerre en constitue d'une certaine manière le principal. Les guerres archaïques, celles des Aztèques par exemple, étaient menées pour faire des prisonniers et disposer de victimes sacrificielles. Elles étaient donc très directement liées au religieux. Les guerres de conquête apparaîtront plus tard, à partir du moment où l'on établira des administrations. Existe-t-il un espoir que l'humanité puisse se soustraire à cette montée aux extrêmes de la violence ? Achever Clausewitz est un peu un appel à l'action, même s'il ne se présente pas comme tel. Benoît Chantre, qui est un ami et a joué un très grand rôle dans l'élaboration du livre, voulait qu'on lui donne une conclusion optimiste. le lui ai dit non, cette fois-ci on va essayer de faire peur aux gens pour les réveiller. Car des avertissements de plus en pressants nous arrivent. Et, si des extraterrestres nous regardent, ils doivent se demander pourquoi nous ne voulons pas voir les menaces et réagir ensemble. C'est pourquoi j'ai peut-être un peu exagéré mon propos. Ou disons plutôt qu'il existe un espoir que j'aie exagéré.
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